Une autre maison a été trouvée, elle s’y est installée. Mon père m’a soudain demandé de la rejoindre pour lui tenir compagnie. Ah ! Quelle merveilleuse opportunité ! Son caractère la prédispose à la pureté, pureté qui caractérise aussi son apparence extérieure. Elle semble maintenant plus heureuse qu’elle ne l’a été les jours précédents, elle discute souvent avec moi de l’agencement de la pièce et du meilleur endroit pour mettre tel objet. Pour ce qui est des frais de ce déménagement, elle les a entièrement pris en charge sur sa propre bourse et c’est la raison pour laquelle tout a été parfaitement au point. Cette maison se compose de deux pièces qui lui servent à faire sa toilette. Puis vient la pièce de séjour dans laquelle on prend les repas, elle-même suivie par deux grandes pièces que l’on a réunies en une seule et qui sert de salon pour les invités. Enfin, il y a encore quatre chambres latérales. J’habite dans la chambre est. La chambre ouest sert pour moitié de logement à une servante et pour moitié de cuisine. Adossée à la porte d’entrée, il y a encore une petite conciergerie. Dans chaque pièce, les vitres sont en verre. Elle a acheté une grande quantité de tissu de soie fine de couleur vert clair et l’a cousu pour en faire des rideaux de fenêtre. Elle a aussi acheté beaucoup de nappes, des housses pour les chaises. Cette maison a été aménagée de telle sorte qu’il y régne le plus pur des raffinements, un vrai ravissement. Ma joie ne se limite pas seulement à cela ! Nous avons aussi acheté un orgue, elle adore en jouer. Etant enfant, elle est allée à l’école. Lorsqu’elle a épousé mon père, elle était déjà en deuxième année d’école secondaire. Ce soir, la cuisine n’ayant pas encore été aménagée, nous avons commandé à un restaurant des environs quelques plats, nous étions seuls, juste elle et moi. Je n’ai pas pu m’empêcher de m’imaginer toutes sortes de chimères, et si un visiteur, un inconnu, était venu nous voir, comment n’aurait-il pas été tenté d’envier en secret notre bonheur ? L’horrible réalité est cependant exactement à l’opposé de cela, elle n’est malheureusement pas ma femme mais ma mère ! Je ne peux m’empêcher de maudire Dieu : pourquoi a-t-il ordonné les choses d’une manière aussi injuste ?

Après le repas, elle s’est assise à l’orgue et a interprété un morceau sur l’air de «La complainte du gynécée3 », tout en rancune contenue, d’une manière tellement subtile qu’elle semblait exprimer les innombrables tourments de son âme. Assis à ses côtés, je contemplais son visage plaintif si pur, j’écoutais sa voix si lugubre. J’étais pour ainsi dire ivre, ivre d’un amour mystérieux, ivre de sa voix si douce. Ah ! S’agissait-il d’un rêve ou bien était-ce la réalité ? Je ne savais plus si elle était mère ou bien déesse de l’amour. Je fermais les yeux, c’était comme si… Oh ! Je n’arrive plus à écrire, je déguste seulement ces indescriptibles sensations de joie et de réconfort.
Père est arrivé à neuf heures du soir, il a regardé comment avait été aménagée la maison et lui a dit : « Bien, tu es contente maintenant ! » Elle a seulement répondu, froidement : « Considérons que je suis satisfaite ! » Père m’a dit : « Là-bas, il n’y a personne pour veiller sur ton frère qui n’est pas très sage, je dois y retourner et toi tu veilleras bien ici ! » Ah ! Quel bonheur ! Père s’est assis, il semblait avoir envie de fumer, il a baillé plusieurs fois, s’est levé et est parti. Je l’ai raccompagné à la porte et lorsqu’il a été installé dans la voiture, j’ai refermé la porte. Assise sur un sofa au coin du mur est, me voyant entrer, elle m’a dit en souriant : « En définitive, on aura passé des jours paisibles ! Mais, à y regarder de plus près, pour ce qui est de se comporter en être humain digne de ce nom, il n’en aura jamais été question, pas même un seul instant. » C’était la première fois que je l’entendais me tenir ce genre de propos désespérés. Ah ! Cela me faisait tellement mal ! Mes nerfs étaient à ce point à vif qu’il me semblait percevoir le fond de son cœur, égarée, profondément triste, on aurait dit qu’elle n’avait plus aucun point d’attache. J’avais envie de lui témoigner ma sympathie, sans avoir la moindre intention de la duper, n’ayant moi aussi plus aucun point d’attache. J’avais un père, mais il ne pouvait me consoler de ma morne solitude, exactement comme elle avait un époux qui ne pouvait lui éviter les tourments de l’existence.
Je lui faisais face en silence depuis un bon moment et comme toujours je n’arrivais pas à trouver les mots justes. J’étais vraiment perplexe, je ne savais pas s’il était convenable ou pas de lui faire savoir que je l’aimais réellement. Mais tout cela n’avait aucun sens, elle était déjà mariée et en plus de cela plus âgée que moi. Tout cela était vraiment dangereux. Si je lui disais : « Je suis fou de vous », qui pourrait dire si ses yeux brilleraient de colère ou de coquetterie ou encore de larmes à venir? L’amour est une pièce de théâtre qui ne peut-être jouée à la légère car si la première est un échec, il n’y a alors plus aucun espoir.
Elle semblait depuis peu fatiguée, j’ai donc pris congé et suis retourné dans ma chambre. Enroulé dans ma couverture, je me suis retrouvé assailli par toutes sortes de chimères. J’ai été très surpris, lorsque précisément, je me la suis représentée tellement adorable, j’ai soudain pensé à la mort, il m’a semblé que je m’en étais rapproché. Cependant, cela n’avait strictement rien à voir avec les représentations effrayantes nées de l’imagination des gens avec leur cortège de petits diables, de rois des enfers ou encore de juges aux visages noirs et aux dents féroces.
Je pensai que la mort était ce qu’il y avait de plus merveilleux et de plus saint. Vivants, nous étions limités par notre corps mais bien plus que cela, nous étions aussi sous le joug de nombreuses entraves psychologiques telles les différences père-mère, riche-pauvre. Une fois arrivé dans le royaume de la mort, les masques tombent, au sein de mère nature, tout n’est qu’équanimité. Nous pourrions alors elle et moi nous allonger au milieu d’un parterre de violettes et je lui dirais les mots, ceux que j’avais tant envie de prononcer. Je lui dirais de la manière la plus claire qui soit, je lui dirais à quel point je l’aimais, que je l’aimais passionnément. Elle pourrait alors sans aucun doute s’extirper en esprit de ce monde des hommes hérissé d’épines et venir toute souriante se poser au sein de mon palais spirituel totalement vide… Je la serrerais alors contre moi, de plus en plus fortement, jusqu’à ce que son âme et la mienne fusionnent pour se transformer en un étrange joyau qui gagnant les plus hauts des nuages, inonderait l’obscur monde des hommes de ses rayons emplis d’amour…