Peut-être parce que mes premiers souvenirs furent la raison de mon aversion envers les rats, toujours est-il que qu’à partir de ce moment-là, ils se mirent à me suivre et à m’importuner sans aucune pitié. Où que j’aille, ils me suivent. Je n’ai aucun moyen de leur échapper. Ces dernières années je suis entré avec les rats dans une lutte et un face à face d’une extrême âpreté.
L’autre nom pour le rat est « la grande perte ». Dans mon pays natal, les villageois lui donne le nom de « grand croqueur ». A la seule mention du »grand croqueur » les dents se serrent, la haine qu’ils inspirent est viscérale. Ce qui m’impressionnait le plus quand j’étais enfant, c’était le fait que les rats mangent en cachette de la nourriture. Le riz, les légumes, la viande, le poisson, rien ne leur échappait. Même s’ils ne mangeaient pas, ils mordillaient. Avec leurs dents ils détruisaient vêtements et objets, meubles et coffres en bois. Ce sont vraiment ce qu’il y a de pire en matière de nuisance pour l’homme.
Le talent qu’a le rat de dérober de la nourriture est énorme. A l’occasion des fêtes et alors que nous étions extrêmement pauvres, il fallait trouver le moyen pour mettre le poisson et la viande que l’on avait pu se procurer dans le buffet de la cuisine et de peur que les rats ne les mangent, on pendait le buffet à l’aide d’une échelle à la poutre de la maison. Mais les rats trouvaient comme toujours le moyen de tout chiper. Par la suite, mon père suspendit à l’envers sur la poutre une marmite en fer ébréchée puis il pendit la viande et le poisson en dessous de la marmite. C’est seulement ainsi qu’il fut possible de remédier à la nocivité des rats. L’huile pour cuisiner est disposée dans une bouteille, les rats vont donc ronger le bouchon ou la capsule puis une fois au sommet de la bouteille, il va se creuser la tête. Il trempe alors sa longue queue dans la bouteille, il remue un bon coup et il saute en bas puis cherche un endroit sûr où il ne cesse alors de lécher sa queue toute imbibée d’huile parfumée. Ou encore, il renverse carrément la bouteille d’huile, ronge l’ouverture de la bouteille et à l’aide de son fin museau vient en sucer le contenu.

Parmi la multitude des bruits, celui auquel je suis le plus sensible est le bruit que fait le rat lorsqu’il mordille. Les rats n’ont pas de canine, leurs incisives sont assez développées et elles poussent tout au long de leurs vies. C’est donc seulement en rongeant toutes sortes de choses qu’ils peuvent polir leurs dents et si tel n’était pas le cas, leurs dents grandiraient démesurément et ce sans cesse. Leurs lèvres seraient perforées et ils ne pourraient survivre. Le soir, dès que les lampes à huile étaient éteintes, une multitude de rats sortaient du sous-sol et se mettaient à courir en tout sens dans la maisonnée et on entendait le kritch-kritch des rats en train de grignoter les meubles. Grand-mère s’exclama : « Fils de chien, non mais on dirait le passage d’un régiment ! » et elle frappa un grand coup sur le rebord du lit. C’est alors seulement que peu à peu les rats firent preuve d’une certaine retenu. Après un très court instant, la frénésie recommença de plus belle. « Écoutez, ils se remettent à rogner, je ne sais pas ce qu’il vont encore abîmer. » marmonnait tristement grand-mère qui ne pouvaient rien contre eux.
Chaque soir, lorsque j’entendais les bruits de dents des rats, j’en avais le cuir chevelu qui me démangeait. Heureusement, lorsque l’on est enfant, on a très envie de dormir et en un rien de temps on pénètre déjà au pays des songes.
Les rats étaient pris d’une telle frénésie que plus personne à la maison ne pouvaient les supporter. On échangea donc une poule pondeuse contre un chat à moitié bariolé qui s’installa chez nous. Le chat bien que manquant d’expérience et ayant pour cela du mal à attraper des rats, juste après qu’il eut pénétré chez nous et eut miaulé quelques fois, les bruits de courses et de rognements des rats diminuèrent. Comme on dit, toute chose peut être maîtrisée par une autre.

Une fois, grand-mère attrapa un rat dans le tas de petit bois et d’herbe à brûler, elle ne le tua pas mais le donna au jeune chat pour qu’il s’en saisisse. « Laissons donc le chat découvrir ses véritables capacités ! » déclara grand-mère. Je ne savais pas qu’elles étaient ses intentions et je me mis de côté , plein de curiosité, pour regarder. Je vis seulement grand-mère qui jeta le rat devant le chat bariolé. Celui-ci, le corps comme électrisé, émit des miaulements très suggestifs sur ses intentions. Le rat après avoir repris un peu son souffle, se mit à fuir désespérément en allant droit devant lui. Le chat lui courut après puis bondit et s’abattit en une fraction de seconde à ses pieds. Le chat ne voulait pas le croquer tout de suite. Au contraire ce qu’il voulait c’était le regarder, le sentir et à l’aide de ses griffes acérées le tourner dans un sens et le retourner dans l’autre. Après avoir joué avec lui, le chat finit même par le libérer. Pris de colère, je ne pus m’empêcher de crier : « Eh ! Il s’est enfui, il s’est enfui ! » puis je me lançai à sa poursuite. Le rat essayait par tous les moyens de sauver sa vie et courait de tout côté. Le petit chat bariolé posté sur le côté, regardait impassible. Courant vers l’angle du mur, le rat découvrit un trou et voulut s’y engouffrer. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je vis seulement le chat bondir et arriver le premier devant le trou empêchant ainsi toute retraite au rat. Le rat tel une mouche sans tête commença à nouveau à fuir en tout sens dans la maison. Après avoir couru un moment, le chat se précipita devant lui et le plaqua sous ses griffes. Puis il le relâcha et à nouveau l’immobilisa. Soumis à plusieurs reprises à ce genre de traitements, le rat se retrouva exténué, à bout de souffle et c’est alors seulement que le chat le tira dans un coin pour s’en délecter tranquillement. Qu’un chat même tout petit possède une telle patience et une telle habileté, cela fit naître au plus profond de moi-même une admiration sans borne.
Alors que jour après jour le chat grandissait, il arrivait presque chaque jour à attraper quelques rats qui lui suffisaient à apaiser sa faim. On pouvait parfois ne pas le nourrir pendant une journée entière. Cela permettait dans des proportions assez importantes d’atténuer chez nous les manques de provisions.
Hélas, un voyageur vint à passer par notre maison pour demander à boire. Il aperçut l’adorable chat et conçut soudain le noir dessein de s’en emparer en le mettant dans son sac de voyage qu’il portait sur lui. C’est ainsi qu’il emmena son butin et partit avec un sans gêne superbe. Le voyageur venu demander de l’eau était déjà parti depuis longtemps lorsque mamie s’aperçut de la disparition du chat. Grand-mère regretta cela pendant longtemps et dit que si elle l’avait su avant que cela se serait passé ainsi, elle n’aurait pas donné de thé à cette personne. Elle se reprocha sa grande négligence et insulta à coeur joie ce type plein d’ingratitude.

Le résultat fut donc de courte durée, trois jours après que le chat ait été volé, les rats recommencèrent leurs activités frénétiques dans la maison.