Lu Yin bien que défenseur d’une littérature nouvelle n’en est pas moins une grande amatrice de littérature classique, elle lit et écrit aussi bien en « Wenyan », langue classique qu’en « Baihua », langue vernaculaire moderne. Elle exprime très clairement ce qu’elle pense des tenants d’une littérature exclusivement moderniste tournée vers l’Occident et qui refuse tout apport venant de la littérature classique chinoise. Voici ce qu’elle écrit à ce propos dans Zhengli jiu wenxue yu chuangzao xin wenxue (Mettre en ordre l’ancienne littérature et créer la nouvelle littérature) : « Lorsque nous voulons faire un vêtement nouveau, nous pouvons certainement jeter l’ancien, nous n’en voulons plus. Mais lorsque nous voulons nous mettre à confectionner ce nouveau vêtement, si nous n’avons pas en face de nous l’ancien avec tous ses défauts, il est trop court ou trop long, trop petit ou trop grand. Si nous ne comprenons pas clairement quelles sont ces imperfections alors il sera difficile, lorsque nous fabriquerons un nouveau vêtement, d’éviter qu’il n’ait pas les mêmes défauts… C’est pourquoi, nous pouvons tout à fait comprendre que créer une nouvelle littérature est certainement très important mais mettre de l’ordre dans l’ancienne littérature n’est pas une chose que nous puissions mépriser. 20»
Lu Yin connaît les grands classiques de la littérature qu’elle a lu adolescente mais elle est aussi une admiratrice de Xu Zhenya (1889-1937), l’auteur de Yü li hun (L’âme du pêcher de jade). Dans ce roman, Xu nous compte les amours impossibles d’un jeune homme, He Mengxia, et d’une jeune veuve, Bai Liying. Cette dernière qui ne veut pas aller contre les interdits sociaux, se refuse à He Mengxia et le pousse à épouser sa propre demi-sœur, Yunqian. La fin de cette histoire est tragique, Bai Liying se laisse mourir pour ne pas être une gêne pour le nouveau couple, Yunqian l’apprenant meurt d’une attaque et He Mengxia décide alors de s’engager dans l’armée et meurt héroïquement sur le champ de bataille. Lu Yin, la jeune adolescente de 13 ans, lit avec passion cette histoire qui l’influence profondément. Au-delà de l’aspect plutôt classique des thèmes abordés, ce roman est considéré comme relevant du divertissement et classé parmi la littérature des « Canards mandarins et des Papillons » (Yuanyang hudie pai), c’est l’analyse psychologique des personnages que retiendra également Lu Yin. L’étude de l’âme humaine par le biais du tragique impressionne la jeune fille et sera reprise par l’écrivain quelques années plus tard. Lu Yin considère que cela est la mission même de la littérature.

Voilà ce qu’elle écrit sur ce qui la pousse à écrire dans un essai intitulé Wenxuejia de shiming (La mission de l’écrivain) : « Pour résumer ce qui motive ma création, on pourrait dire que je crée pour exprimer ma vie…Prenons un exemple, si je vois un tireur de pousse qui bravant le vent et la pluie, tire son pousse. Il se démène sur cette route maculée de boue et transporte des gens qui lui reproche d’un air furieux d’être trop lent. Je pense alors à ce tireur de pousse et me demande pourquoi il devrait subir un tel sort ? Lui aussi a une âme, lui aussi est doué d’intelligence, alors pourquoi les gens le torturent-il de la sorte ? Si un jour, le destin me jouait un vilain tour et que j’en étais réduite à cela alors qu’elle ne serait pas ma souffrance ? A ce moment, je ressens dans ma conscience, une souffrance extrême, il me semble devenir ce tireur de pousse. Sans m’en apercevoir, je verse des larmes amères. Ce genre d’intense sympathie est vraiment présente au plus profond de mon âme. Immédiatement après avoir quitté cette rue et être rentrée chez moi, je sens que mon cœur est comme obstrué par quelque chose de dur et je ne peux rien faire pour le libérer de cela. Il ne me reste plus qu’à m’asseoir et prendre du papier et un pinceau pour décrire le plus sincèrement mes impressions, les sentiments expérimentés par mon âme en évitant toutes décorations et tout artifice. Quand la rédaction de ce texte est terminée, mon âme qui était opprimée, s’apaise et je peux alors goûter à la joie et au repos. 21».
Ce rôle de porte-voix de ceux qui n’ont pas la possibilité d’exprimer les injustices qu’ils subissent s’accompagne de l’idée qu’un écrivain doit aussi être l’initiateur d’idées nouvelles, humanistes dans le but d’œuvrer au bonheur de l’humanité. Cette conception très idéaliste du rôle de l’écrivain, elle l’exprime dans l’un de ses essais en citant un vers du poète romantique britannique Percy Bysshe Shelley (1792-1822). Cet essai s’intitule Zhuzuojia yingyou de xiuyang (L’indispensable culture que doit avoir un écrivain) et voici la citation : « Il y a dans Odes du vent d’Ouest un vers du poète Shelley qui dit : « J’aimerai que tu te serves de moi comme d’une trompe dans laquelle tu soufflerais des idées nouvelles en direction de l’humanité. ». Cela démontre vraiment la place qu’occupe dans le domaine de la culture celui qui crée, une place tellement importante. 22». Nous indiquons en index, index numéro un, le passage du poème de Shelley dont s’est inspirée Lu Yin. En guise de trompe il s’agissait en fait d’une lyre mais elle a retenu l’idée principale du passage de ce poème. Toujours dans ce même essai, elle insiste sur l’importance de réformer la pensée car elle considère que ce sont les créations réalisées par l’intelligence humaine qui ont eut le plus d’influence, ce sont elles qui ont par exemple favorisé la « Révolution française », elle cite entre autre Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau.(1712-1778)23.

L’importance qu’elle porte à l’écrivain dont le rôle serait si important dans l’évolution de la société s’accompagne d’une réflexion plus personnelle quant à l’idée qu’elle se fait de la réussite sociale en tant qu’écrivain. Voilà ce qu’elle écrit dans son autobiographie, juste un an avant sa mort, après avoir présenté l’ensemble de son œuvre : « Voilà à peu de chose près ma vie de création. Mais, si je pouvais vivre jusqu’à 60 ans, il me resterait encore 26 ou 27 ans de vie ! Que ferais-je alors de ces 26 ou 27 années ? Je sais que tous mes amis qui me connaissent bien, le savent. Cependant, personne ne peut décider de ce genre de chose avec certitude. Je n’ai qu’un idéal, c’est de consacrer toute ma vie à la littérature. Et lorsque je ferai mon autobiographie à l’âge de 60 ans, j’aurai déjà un ou deux chef-d’œuvres à mon actif, je pourrai à ce moment, sous les acclamations du public, quitter ce monde en souriant ! »