Si la tristesse peut tuer, l’amour le peut encore davantage. Cela pourrait être comparé à l’alcoolique mort à côté de sa bouteille ou au joueur invétéré mort sous sa chaise autour de la table de jeu. Mourir d’amour, par excès d’alcool ou sous l’effet du démon du jeu, toutes ces morts sont bien plus remarquables que celle causée par la tristesse. Le cœur accablé de chagrin est comme noué et lorsque la mort arrive, il faut abandonner toutes traces de souffrance non résolue. Quant à celui qui meurt d’amour, il ne se rend absolument pas compte qu’il doit mourir, son esprit est aussi léger que le sont les nuages dans le ciel, il finit pas se fondre dans l’atmosphère… C’est si naturel !
Je sais que je plonge toujours plus dans le piège mais je n’en conçois pour autant aucune frayeur. En effet, je sais déjà par intuition que mourir d’amour serait merveilleux. Aujourd’hui, elle m’a confectionné un abat-jour vert clair, elle l’a probablement fait sans intention particulière, mais lorsqu’éclairé par ces rayons de lumière si pures, je lis un roman ou j’écris mon journal, je ressens une joie indicible.

Cet après-midi, nous sommes allés dans une jardinerie acheter toutes sortes de chrysanthèmes en pot, des vert clair, des mauves ainsi que des rose cerise. Je l’ai ensuite aidée en arrosant les fleurs et cette tâche m’a pris deux heures entières. Elle a demandé à la bonne d’enfant de placer deux chrysanthèmes vertes dans le salon réservé pour les invités ainsi que deux chrysanthèmes mauves dans ma chambre. Elle a installé dans sa propre chambre deux chrysanthèmes rose cerise et posé les six derniers pots dans le corridor.
Nous nous sommes sentis très heureux aujourd’hui et bien que planter des fleurs à genoux nous ait perclus de courbatures, notre enthousiasme est resté le même.
Au moment du repas, elle a coupé au sécateur deux fleurs de chrysanthème blanches qu’elle a mélangées à de la farine et des œufs et qu’elle a frit dans de l’huile de colza. Les pétales moelleux et croustillants ont répandu leurs doux effluves, et elle a alors ajouté une grande quantité de sucre blanc. C’était la première fois que je goûtais à ce nouveau mets et j’ai trouvé cela vraiment savoureux, j’en ai mangé presque un plat entier à moi tout seul. Une fois le repas terminé, j’ai bu un thé à la rose, quel ravissement ! Comme je la pressais pour qu’elle joue un morceau sur l’air de « La complainte du gynécée », elle a accepté en souriant. Sa voix suave était aussi limpide que l’eau d’une rivière. Hélas, je n’ai pas bien entendu les paroles de la complainte et j’avais l’intention de lui demander de me les mettre par écrit mais je craignais qu’elle ne soit trop fatiguée. En effet, elle a eu tellement à faire aujourd’hui !
Ces derniers temps, Père est venu nous voir presque tous les jours mais n’ayant que peu de temps, il repartait aussitôt. Père m’a demandé d’aller rendre visite à ma belle-mère une journée entière, je n’ai vraiment pas envie de m’y rendre et de l’abandonner ainsi à sa solitude ! Je n’ai pas envie de la voir avec sa face répugnante mais je ne peux faire autrement que remplir mes devoirs au moins pour la forme. Je m’y rendrai donc probablement demain !