Lu Yin était, comme nous l’avons déjà écrit, membre de la « Société d’Etudes littéraires ». Cette société à laquelle appartenait entre autre les écrivains Ye Shaojun (1894-1988), Bingxin (1900-1999), Wang Tongzhao (1897-1957) et Xu Dishan (1893-1914), était sensée être en compétition sinon en opposition avec une autre société, la « Société Création », née en juillet 1921, sous l’impulsion d’un groupe de jeunes écrivains en cours d’étude au Japon. Parmi les principaux membres de la « Société Création », on trouve le poète Guo Moruo (1890-1978) et le romancier Yu Dafu (1896-1945). Ils se font les avocats du concept de « l’art pour l’art » et entendent s’inspirer du romantisme européen pour permettre l’émergence d’une littérature nouvelle en Chine14. Cette conception qui se veut à l’opposé de la conception de « l’art pour la vie » défendue par la « Société d’Etudes littéraires » n’est pas rejetée par Lu Yin, elle ne défend pas non plus à tout prix le concept de « l’art pour l’art ». Dans un essai intitulé Chuangzuo de wo jian (Ma conception au sujet de la créativité), elle écrit : « Les œuvres de créateurs sont totalement des expressions artistiques. Cependant on trouve deux sortes d’art : il y a « l’art pour la vie » et « l’art pour l’art », ils font l’objet de débats incessants, sans que l’on puisse jamais se mettre d’accord. Pour ma part, je ne prends parti ni pour l’un ni pour l’autre. 15»
Les contacts entre les membres des deux sociétés concurrentes étaient comme le note Leo Ou-fan Lee plus nombreux qu’on n’aurait pu le penser malgré de réelles antipathies de part et d’autre. Il donne pour exemple un repas organisé en 1922 par Yu Dafu pour célébrer l’anniversaire de la publication de Nüshen (Les déesses) de Guo Moruo. Lu Yin y participe en compagnie de Mao Dun et de Cheng Zhenduo. A cette occasion, Mao Dun fait un discours élogieux et des photos de l’évènement sont prises16.

Si le nom de Lu Yin n’est pas passé à la postérité comme par exemple celui de Bingxin (1900-1999), elle n’en reste pas moins une écrivain qui conta à son époque et dont les oeuvres continuent d’être rééditées depuis la fin de la Révolution culturelle pendant laquelle Lu Yin et son oeuvre furent jugées contre-révolutionnaires. Dans les livres de critiques datant de son vivant ou des années ayant suivi sa mort que nous avons pu découvrir, son nom figure aux côtés des principales écrivains femmes mais aussi hommes de son époque. Ainsi dans un ouvrage publié en février 1949, quelques mois avant la prise de pouvoir communiste, intitulé Shijie wenxuejia xiangzhuan17 (Biographies et caricatures des écrivains du monde), elle côtoie les écrivains femmes comme Ding Ling (1904-1986), Bingxin ainsi que les écrivains hommes comme Ba Jin (1904-) ou les poètes comme Xu Zhimo (1896-1931). Nous donnons en index une reproduction de cette caricature (Index III). Elle est aussi citée dans un ouvrage intitulé Zhongguo xiandai nüzuojia (Les écrivains modernes chinoises) et écrit du vivant le Lu Yin par He Yübo, l’auteur de cet ouvrage la considère comme une écrivain qui compte mais il critique son aveuglement quant aux véritables problèmes de la société et son goût immodéré pour la souffrance et la douleur.18 Dans un troisième ouvrage écrit par Cao Ye en 1932, Xiandai zhongguo nüzuojia (Les écrivains chinoises modernes), l’auteur fait une critique des six écrivains suivantes : Bingxin, Lu Yin, Su Xuelin, Feng Yuanjun (1900-1974), Ding Ling et Bai Wei (1894-1987). Cao Ye se montre lui aussi très sévère dans sa critique de Lu Yin et de son œuvre. Le principal grief qu’il lui fait est encore son manque d’intérêt pour les questions sociales.

Bien que Lu Yin ait dans les années qui ont suivi le Mouvement du 4 mai 1919 écrit comme nous l’avons déjà relevé des textes à caractères sociaux traitant de problèmes précis comme la condition des femmes dans les campagnes ou encore la condition déplorable des ouvrières dans les filatures de soie à Shanghai, la plus grande partie de son œuvre s’inspire de sa propre vie et vise à dénoncer par la description des états d’âme de ses personnages les problèmes dont peuvent souffrir les hommes et femmes de son époque. Alors que l’attitude de plus en plus ouvertement impérialiste du Japon envers la Chine dont le bombardement de Shanghai en 1932 annonce de plus grands désastres, nous avons déjà vu comment Lu Yin prend position en écrivant un roman, Huoyan, dont le caractère patriotique ne laisse aucun doute. Dans le même ordre d’idées, la répression de plus en plus féroce qui s’abat sur les écrivains de gauche ou dont les idées se reprochent de celles des communistes ne laisse pas non plus Lu Yin indifférente. C’est ainsi que lorsque au mois de mai 1933, Ding Ling qui fait parti de « L’association des écrivains femmes de gauche » est arrêtée par la police secrète du Guomindang, Lu Yin s’insurge devant ce qu’elle considère être une injustice. Alors que la plupart des journaux n’écrivent rien à ce sujet, elle apprend dans le Shishi xinbao que Ding Ling a été arrêtée puis fusillée. Elle décide alors d’écrire une courte nouvelle intitulée Ding Ling zhi si (La mort de Ding Ling) qui est aussi publiée dans le Shishi xinbao. Dans ce texte, elle se souvient avec émotion de l’ex-compagnon de Ding Ling, Hu Yebin ( ?-1931) qui fut fusillé en février 1931 par le Guomindang, et ajoute que si la nouvelle de l’exécution de son amie se révélait vraie, ce serait alors une perte immense pour le monde littéraire chinois.