Mon père était aussi assez tourmenté, les réprimandes qu’il avait dû subir ces derniers jours de la part de ma belle-mère représentaient plus qu’il ne pouvait en supporter. Les femmes ont la langue bien acérée, elles peuvent parfois simplement par les mots détruire quelqu’un. Elle, elle était exactement à l’opposé de ce genre de femme et bien que sujette ces derniers temps à des accès de colère, elle ait parfois tenu à mon père des propos désagréables à entendre, je ne l’avais jamais entendu prononcer des injures comme le faisait ma belle-mère.
Depuis quelque temps, toute trace de joie a disparu dans la maison. Même le perroquet sur son perchoir est victime de cette ambiance troublée et délétère. Il n’a plus la patience de répéter machinalement les mots qu’il entend. Il me semble ces derniers jours percevoir la destinée de notre famille, celle-ci emprunte une voie redoutable et si ce n’était pour elle, je ferais tout pour partir d’ici.
Depuis peu, accablée par le chagrin, elle est tombée malade. Ses joues qui étaient aussi rouges que les nuages au lever du soleil, paraissent maintenant décharnées et ternes comme les fleurs de poirier après avoir subi l’épreuve de la pluie. Je trouve cela insupportable. Hier soir, alors que mon père s’adonnait sur son lit à sa passion de l’opium, elle se tenait debout, solitaire, sous le porche. J’ai saisi cette occasion et lui ai dit : « Mieux vaudrait demander à Père que vous puissiez emménager ailleurs, vous évitant ainsi de nombreuses colères inutiles ! » Après m’avoir écoutée, elle m’a jeté un regard stupéfait puis a réfléchi la tête baissée et a dit en semblant ne pas tout à fait comprendre : « Y penses-tu toi aussi ? » Je n’ai pu répondre que : « Oui. » Elle a tourné alors les talons et est rentrée dans la maison. D’après le son de sa voix, elle y avait déjà pensé. Très intelligente, était-il possible qu’elle ait déjà réalisé que je l’aimais ? …Non ! Il ne s’agissait que de mon improbable espérance.
Aujourd’hui, Weicheng a critiqué à nouveau Père devant elle et moi. Il a raconté que Père était allé acheter une pipe à opium. Il est entré chez un marchand et dans le but de l’escroquer, il s’est fait présenter de nombreuses pipes puis soudain, se faisant insinuant, il a dit : « Par ces temps de stricte prohibition de l’opium, vous vendez tranquillement ce genre de marchandise, nous allons faire une descente dans votre quartier ! » En entendant ces paroles, le marchand a été pris de panique. Il s’est alors empressé de lui offrir avec le plus grand respect toutes ses pipes à opium.
Je ne sais pas si cette histoire est vraie ou non mais je l’ai justement vu de mes propres yeux rentrer transportant un bon paquet de pipes à opium. Pour autant, je ne sais pas où Weicheng a pu en entendre parler. Cet enfant aime se tenir au courant de ce genre de chose. En fait, il a plusieurs sources auprès desquelles il peut puiser de nombreuses informations. Il aime flatter par-devant et critiquer par derrière. Il a en grande partie hérité cela de la vieille.
La fureur de mon père est extrêmement violente, et davantage encore ces derniers temps. Depuis qu’elle a appris les agissements immoraux de mon père, elle a décidé de ne plus habiter avec lui. A part mettre en ordre la chambre à coucher, elle passe son temps à dormir, seule. C’est alors que j’éprouve en moi-même un sentiment de consolation inimaginable. Je pense qu’au fur et à mesure qu’elle quittera mon père, elle se rapprochera alors d’autant de moi.